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Steve Jobs et les DRM : un point d’inflexion pour les industries de l’informatique
Hervé Le Crosnier

Source : VECAM

Je voudrais revenir ici sur la surprise provoquée par la lettre de Steve Jobs, et les divers commentaires émis ici ou là.

D’abord, une traduction française est maintenant disponible

Deux pistes de réflexion s’offrent à nous :
- enfoncer encore le clou pour montrer l’idéologie qui se loge dans les discours de l’industrie du disque et des responsables politiques.
- aller plus loin en repérant les autres conséquences de la position de Steve Jobs, et la bifurcation déterminante que celle-ci provoque dans l’industrie informatique.

1 - Savent-ils lire ?

Les plus fabuleux dans l’aveuglement idéologique sont les représentants de la RIAA, le lobby industriel de la musique aux Etats-Unis : "Apple’s offer to license FairPlay to other technology companies is a welcome breakthrough and would be a real victory for fans, artists and labels,”

Partager les verrous, qu’il est fort ce mythe de "l’interopérabilité" des DRM, roue de secours de ceux qui refusent de regarder la réalité en face.

Malheureusement, Jobs dit exactement le contraire, qu’il est impossible de licencier une technologie de DRM, et que donc il ne souhaite pas distribuer des licences de FairPlay....

Dans le genre faux-cul, notre Ministre de la Culture est pas mal non plus : "Je me réjouis qu’Apple, via son président Steve Jobs, prenne en compte les préoccupations du grand public, des créateurs et du gouvernement qui l’industrie du disque, pointée du doigt par Jobs, à l’industrie informatique. Mais cela n’en fait pas une réflexion opérationnelle pour son propre secteur industriel.

Et qui ne tient pas compte de la façon dont Jobs veut, justement, se retirer de ce "métier" de gardien auquel Hervé Rony voudrait cantonner l’industrie informatique.

Car ce que dit Jobs est avant tout un point d’inflexion pour l’industrie du logiciel. Celle-ci avait globalement recentré son activité, ou du moins la façon de projeter son activité dans le futur, d’une industrie de service et d’outils vers une industrie de suivi et de contrôle. Tous les projets informatiques récents vont vers une accentuation de la surveillance, du cryptage, des traces, des "garanties" portées aux industries du contenu, et in fine vers la "gestion des identités". Le projet de numérotation unique des microprocesseurs porté par Intel et Microsoft en étant le symbole le plus abouti.

Pour cette industrie habituée aux phénomènes de "captation privative de clientèle", qui sont en réalité autant de façons d’organiser le lock-in des usagers (et des "partenaires" industriels), l’évolution vers la gestion des verrous et des compteurs pouvait apparaître naturelle.

Mais Jobs dit que le projet mégalomaniaque du verrouillage est inaccessible. Pas pour des raisons éthiques ou des choix de société, mais bien parce qu’on n’arrêtera pas le fluide numérique, que la nature même des documents numériques est de se reproduire à l’identique pour un coût marginal tendant vers zéro... et que toutes les digues et les contraintes que l’on pourrait porter n’y feront rien. Il est une constante économique qui veut qu’un produit tende à se vendre à son coût marginal... qui est si faible pour le numérique que cela rend impossible la rentabilité industrielle si on doit ajouter le développement, et surtout la maintenance, de systèmes de verrouillage.
D’autant que ces systèmes ont un effets pervers en limitant la quantité de ventes possibles pour les produits, sans vraiment brider la quantité de circulation parallèle.

Pire, Steve Jobs constate que le developpement même de l’informatique, et la généralisation mondiale de connaissances et de savoir-faire que ceci a provoqué, jusque dans les mains des usagers (ce que d’autres appellent "The Pro-am revolution"), a créé un vivier de "décrypteurs" et de "hackers" qui, selon son expression, disposent du temps et des ressources informatiques et culturelles pour pratiquer le déplombage, comme un sport et comme un art.

Ajoutons la rupture du lien de confiance entre le show business et ses clients/adorateurs/fans, et nous découvrons avec Jobs que tant la matière grise, que la participation de tous à ce phénomène de passagers clandestin, sont devenus des ingrédients majeurs face auxquels l’industrie de l’informatique est démunie.

Pour Microsoft, cela sonne comme un glas terrible. Pour toute une industrie qui se voyait en "sauveur" des producteurs de contenu, cet aveu est un coup de poignard dans le dos.

3 - Perspectives ?

Qui sort gagnant ? Les industries du contenu sont maintenant face à une réalité qu’elles ont trop longtemps cherché à nier (cf. l’aveuglement des lobbyistes qui ont porté la Loi DADVSI sur les fonds baptismaux). Mais heureusement, tous les mavericks du système avaient tenté de nouveaux moyens de diffusion qui vont certainement percer la croûte de gel dans les mois qui viennent... MySpace en tête, qui se promet d’être le grand gagnant de l’opération.

Les industries des médias savent vendre ce qu’elles distribuent gratuitement. C’est même leur caractéristique économique. Et les accords entre les Networks et Google pour la diffusion des séries télé sont un exemple de leur compréhension des nouveaux modes d’usage et d’un modèle d’affaire adapté. Cette industrie a déjà su tourner la question du contrôle des flux cryptés en adoptant des "set top boxes" (boîtiers satellites, ou de la télé sur ADSL) dont la clé de cryptage change régulièrement, permettant un modèle de l’abonnement et déjouant les ventes parallèles de boîtiers pirates, tels ceux qui ont fleuris au démarrage de Canal +.

Mais les mieux placés pour reprendre la tête dans la grande course à la ré-organisation économique sont les télécoms, qui gèrent l’autre type de "portiers" (gatekeeper selon la terminologie professionnelle) avec la carte SIM des mobiles : vérification des autorisations d’accès, micropaiements indolores et insensibles, convergence des outils de lecture et d’accès notamment avec les téléphones 3G... tous les ingrédients sont au rendez-vous.

Remarquez que pour ces deux dernières industries, la question de l’abonnement, de la gestion de compteurs est au coeur de leurs métiers. Car ce qui rend illusoire le projet des DRM, c’est que ceux ci sont directement associés à des biens numériques indépendants de leur source (i.e. que l’on doit, ou pense, pouvoir transférer d’appareil en appareil, et sur lesquels, du fait d’un achat initial, on pense avoir une "propriété", c’est-à-dire un droit d’usage permanent et non-contrôlé).

Finalement, la ré-orientation vers les formules d’abonnemment semble la voie la plus crédible pour les biens numériques. Restent bien évidemment de nombreux problèmes, en particulier ce qu’on appelle l’informatique pervasive, c’est-à-dire la connexion permanente, y compris de nos appareils portables.

Mais le modèle gratuit, ou du paiement volontaire (tel qu’il est pratiqué par les logiciels libres, adossés sur des fondations, ou par certaines nouvelles entreprises de la musique comme Nettwerk Music Group au Canada : ) reste aussi une hypothèse crédible.

Au fond, les questions de société et de liberté qui étaient associées au verrouillage numérique des DRM, sont maintenant confrontées, au delà d’une opposition éthique et citoyenne, aux propres contradictions économiques du système. C’est vraisemblablement comme cela que finissent toutes les mobilisations : les idées sont intégrées au fonctionnement du système, au moins de façon détournée. Cela se traduit par la victoire globale des plus innovants, des plus "à l’écoute", mais aussi, et c’est ce qui nous laisse des raisons d’espérer, par une avancée des projets et des idées portées par les mouvements citoyens.... qui doivent alors rebondir pour repérer les prochaines failles par lesquelles la soif de profit et de contrôle va percuter les droits des citoyens. Pour les colmater au plus vite et protéger nos vies de la marchandisation complète.

Nous venons, avec l’aveu de Steve Jobs de marquer un point qui comptera très fort dans le futur proche. Bien évidemment la question des DRM reviendra. Les industries blessées sont souvent les plus farouches. Mais nous aurons dorénavant un argument de poids. Un acquis qui doit nous inciter à continuer la défense et illustration des nouveaux modèles coopératifs et libres qui sont rendus possibles par le numérique et les réseaux.

Hervé Le Crosnier

Source : VECAM


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Mise en ligne le 12 février 2007
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