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L’Amour à 3 têtes, un film de Elsa LEVY
Jean Pierre Carrier

Trois générations de femmes, la grand-mère (Ninette), la mère (Sylviane) et la fille. Cette dernière, cinéaste, est l’auteure du film, ce qui lui confère bien sûr une place privilégiée. Le film est-il une confrontation du vécu amoureux de trois femmes d’âges différents, ou bien le regard que l’une d’elle, la plus jeune, peut porter sur la vie des deux autres ? Si dans une première approche on peut pencher vers la première formulation, une analyse plus approfondie nous conduit plutôt vers la seconde.

L’amour dont il est question, c’est d’abord le sentiment : « être amoureuse ». Mais très vite, dans le récit que fait chacune des protagonistes (ou du moins les deux première) il va s’agir plutôt de la relation de couple au sein du mariage et de la vie de famille. Avoir des enfants, ou ne pas en avoir encore pour la plus jeune, devient le cœur du vécu familial. Les hommes, les maris, sont absents du film. Le grand père est décédé, le père est séparé, la fille est célibataire. Mais c’est d’eux qu’il est toujours question, comme objet d’amour et comme procréateur. Le fait que la cinéaste, elle, n’évoque dans sa vie amoureuse aucun partenaire définitif renforce alors le sentiment que peut avoir le spectateur qu’elle ne s’implique pas de la même façon dans le film que ses deux parentes (en dehors du récit fait dans l’incipit du film de son « premier amour »). Comme si, étant celle qui fait parler les deux autres, ne favorisait pas, ou même interdisait, qu’elle parle de soi et de son vécu amoureux. Ce qui pose la question de fond de tout cinéma autobiographique – c’est-à-dire qui non seulement celui où le cinéaste se met lui-même en images, mais surtout met son propre vécu au centre du film. Cette question peut se formuler de la façon suivante : n’est-il pas nécessaire de faire un détour par le regard des autres pour pouvoir se regarder soi-même ? Dans l’Amour à trois têtes, ce serait le regard porté par la cinéaste sur les deux générations qui l’on précédée au sein de la famille qui lui permettrait d’aborder son propre vécu amoureux. A moins que ce détour soit le moyen de ne pas vraiment parler de soi, un détournement donc qui éloignerait d’une pratique introspective pour adopter un point de vue quasi anthropologique.

Cette anthropologie de l’amour à travers les âges construit des sortes d’archétypes du sentiment amoureux tel qu’il se déploie ou se voit bridé dans la vie de famille. La grand-mère est de façon évidente le personnage principal du film. Elle en est le point de départ à travers une aventure amoureuse assez exceptionnelle, ou du moins peu banale, qui débouchera rapidement sur le mariage et la maternité. Le point de départ du film, ce sont en effet les lettres retrouvées par la cinéaste, que sa grand-mère écrivit dans sa jeunesse à un homme inconnu mais avec qui elle entretint un amour épistolier réciproque et qui ne fut pas déçu lors de la rencontre réelle des deux amoureux. la suite fut moins romantique.

On sent dans le regard que porte la cinéaste sur cette grand-mère qui a vécu cette sorte d’amour fou (est-il encore aujourd’hui possible pour la petite fille ?) une sincère affection et même une grande admiration pour avoir ainsi incarné une sorte de mythe de l’amour pur, de l’amour qui s’affranchit de toute contrainte matérielle et sociale, un amour qui donne son sens à toute une vie. Pourtant, le récit par la grand-mère du reste de sa vie traduit un certain détachement par rapport à ce point de départ, non pas un renoncement, mais une transformation lente mais régulière de l’amour en affection, de la passion incontrôlable au sentiment raisonné d’une bonne entente. L’aventure amoureuse devient routine familiale. Et les enfants, qu’il faut élever, devient le principal, et peut-être le seul, lien qui unit les deux époux.
Le portrait que fait ensuite la cinéaste de sa mère s’appuie sur deux éléments : elle ne s’est jamais marié mais a vécu 15 avec le même homme avant de se séparer et ne cherche pas à retrouver un compagnon de vie ; elle insiste sur l’importance de sa vie professionnelle, la gynécologie. Ce dernier élément pointe bien sûr une différence assez banale avec la grand-mère qui elle ne travaillait pas.

C’est à travers cette activité professionnelle de la mère qu’est abordée dans le film la question de la sexualité. , qui est d’ailleurs traitée de façon beaucoup plus prosaïque que l’approche initiale de l’amour comme sentiment. La grand-mère n’a jamais parle de sexualité à sa fille et le récit que celle-ci fait de l’apparition de ses règles a quelque chose aujourd’hui de parfaitement surréaliste. Par contre étant fille d’une gynécologue, la cinéaste elle n’a jamais manqué d’informations sur tout ce qui touche la sexualité. Cette évolution culturelle n’est certes pas une découverte. Elle témoigne avant tout de la volonté de la cinéaste d’inscrire les récits de vie qui constituent son film dans une réalité historique et sociale. Dimension qui se concrétise aussi dans la prise en compte de la place que peut occuper le mari dans la vie amoureuse et familiale, en particulier vis-à-vis des enfants.

Le film adopte dans l’ensemble un ton relativement pessimiste, ou du moins désabusé. L’amour, le vrai, n’a qu’un temps et reste dans la vie d’une femme devenue épouse et mère tout au mieux un beau souvenir. Les relations qu’entretiennent les trois femmes sont présentées comme étant quelque peu superficielles. Elles mangent ensemble, un beau repas qui est l’occasion de parler de cuisine, ce qui permet d’éviter les sujets plus profonds. Le film dans ce sens est quelque peu décevant. Menant des entretiens séparés avec sa grand-mère et sa mère, elle ne les mets pas en situation de dialogue ni de discussion. Le repas ne dépasse pas le conventionnel et l’anecdotique. D’ailleurs le film évite systématiquement toute implication dans le thème de la libération des femmes, des luttes et revendications féminines. Mais surtout il ne dit pas grand-chose de la cinéaste elle-même, comme si elle hésitait à entrer dans un propos ouvertement autobiographique. En ce sens, le dernier plan, sur ses jambes aux bas filés est significatif s’il s’agit d’une métaphore de l’inévitable effritement dans le temps du sentiment amoureux. La cinéaste se sent-elle alors l’héritière du vécu de ses deux parentes ? Souhaite-t-elle s’affranchir du poids du passé ? La troisième tête du film est à ce propos plutôt muette.

Jean Pierre CARRIER

Ce film a reçu le prix du jury jeune au 8° festival du film d’éducation, Evreux, décembre 2012.

Mise en ligne le 18 janvier 2013
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