Jouer ou apprendre, le dilemme du multimédia des tout-petits
Les cédéroms s’adressant aux moins de six ans semblent ne pas devoir proposer à son jeune public autre chose que des jeux, quelles que soient les activités qui constituent leur contenu. On peut y voir l’effet de la mode du ludo-éducatif, notion des plus floues utilisée le plus souvent sans qu’aucune réflexion sérieuse ne l’accompagne. Pourtant le multimédia recèle de véritables potentialités en ce qui concerne les apprentissages de base des tout-petits. Il serait temps de les reconnaître, et de les affirmer, comme telles.
Proposer des jeux aux enfants de 3 à 5 ans, quoi de plus naturel ? Et puisque l’ordinateur permet d’offrir un nombre important d’activités de manipulation, avec des objets extrêmement variés, dans un cadre toujours très coloré et donc très agréable à voir, d’autant plus que des musiques et chansons, sans parler des bruitages rigolos, renforcent systématiquement ce côté sensoriellement stimulant des produits multimédias, on peut penser que les cédéroms s’adressant à cette classe d’âge peuvent devenir les supports par excellence des jeux des tout-petits, d’autant plus qu’ils présentent l’intérêt non négligeable de les familiariser très tôt avec le maniement de la machine. Pourquoi pas alors franchir un pas de plus pour valoriser ces produits, en entonnant systématiquement le refrain du jeu éducatif rebaptisé à l’occasion (ça fait plus moderne) de ludo-éducatif, formule quasi magique, si facile à intégrer dans un slogan publicitaire, même si du côté conceptuel on ne peut que se poser des questions. Par exemple : entre le jeu et l’éducatif, qu’est-ce qui est premier ? Qu’est ce que l’enfant va appréhender comme étant fondamental ? Et qu’est-ce que les concepteurs vont mettre en évidence dans la présentation du produit et l’accès aux activités qu’ils proposent ? Bref, dans le ludo-éducatif, s’il s’agit d’abord de jouer, comment se fait-il que l’enfant apprenne aussi ? Ou bien si le but est de faire apprendre, alors ne doit-on pas considérer la dimension ludique de l’activité comme de pure forme, au mieux donnant une apparence plaisant à un produit qui ne peut plus être considéré comme un simple divertissement ; au pire mélangeant jeu et apprentissage dans une bouillie pour les chats dont l’enfant ne pourrait que retirer l’idée qu’il suffit de s’amuser pour apprendre.
Un titre de la collection « J’ai trouvé » de Gallimard Multimédia, Le Coffre à jouets, illustre parfaitement cette problématique. D’autant plus qu’il faut reconnaître qu’il s’agit d’un titre de qualité, dans lequel les activités proposées sont conçues avec rigueur et présentées dans un cadre visuel et sonore particulièrement soigné. Raison de plus pour être exigent dans une analyse qui vise à préciser ce qu’il en est véritablement de la dimension ludique du produit et du lien qu’elle peut entretenir avec un projet « éducatif ».
Ce coffre comporte 6 compartiments, présentant quatre activités différentes, indistinctement appelées « jeux » puisqu’on s’adresse aux petits. Certes il s’agit d’opérer des manipulations, dans un cadre particulièrement stimulant au niveau visuel et sonore, et lorsque l’enfant réussit, il est grandement félicité. Le contexte peut donc être qualifié de « ludique », puisque ce terme est systématiquement employé à propos du multimédia des petits, même s’il finit alors par perdre son sens profond pour renvoyer simplement au côté supposé agréable de l’activité. Mais que vise-t-on en parlant de jeux, alors qu’il n’y a rien à gagner ni à perdre, et que les activités sont orientées vers le développement de compétences qui sont celles que vise l’école maternelle ? Faire une frise en respectant une suite logique est pour l’enfant de trois ans un véritable travail. Heureusement il est le plus souvent considéré comme tel dans la grande majorité des classes. De même, les classements d’objets dans « les cerceaux » deviennent à juste titre de plus en plus complexes, ce qui risque fort d’imposer une réflexion que bien des enfants risquent alors de ne plus trouver très ludique. En parlant systématiquement de jeu, pour toutes les activités proposées, le multimédia pour enfants ne cherche-t-il pas d’abord à se démarquer du scolaire, puisque ce sont les parents qui sont les premiers clients de ce type de produits « grand public ». Mais il introduit une confusion qui peut être dommageable aux enfants lorsqu’ils entrent à l’école, puisqu’on aboutit ainsi à accentuer les différences entre le scolaire et le non-scolaire, voire à créer un fossé entre les deux : à l’école on risque fortement de s’ennuyer en comparaison de ce que proposent les « jeux » sur ordinateurs ! Lorsque l’on sait les difficultés que peuvent avoir certains enfants à comprendre ce que c’est que l’école et ce qu’on doit y faire - devenir un élève qui apprend - on ne peut que s’inquiéter d’un tel système de valeur. A moins de penser que les enfants qui ont la chance de « jouer » à l’ordinateur chez eux, n’auront de toute façon aucune difficulté scolaire !
Allons un peu plus loin dans l’analyse des contenus de ce programme. Dans trois des activités proposées, le Coffre à jouets propose aux enfants rien de moins que de « résoudre des énigmes ». En fait, il s’agit plus simplement d’identifier visuellement des objets dans une image. Il n’est aucunement question ici de rechercher des indices dans une situation complexe et de les interpréter pour élaborer une solution. Le terme « énigme »est donc employé à contre sens, pour motiver les enfants sans doute, même si du point de vue de l’adulte le procédé est un peu gros. Mais peu importe, énigme ou pas, l’activité proposée ne manque pas d’intérêt pour les plus petits. Mais pourquoi ne pas la présenter simplement pour ce qu’elle est, à savoir un stimulant de l’attention dans le cadre d’une activité de discrimination perceptive ? Qualifier une telle activité de « jeu des énigmes » ne contribue en rien à aider les enfants à en avoir une représentation claire et précise. Bien au contraire. Pourtant saisir la signification réelle de l’action effectuée par l‘enfant ne pourrait que contribuer à en accroître l’efficacité. D’autant plus que ce qui est demandé à l’enfant se situe à plusieurs niveaux, sans qu’aucune indication ne soit fournie qui puisse aider à les distinguer. Le plus simple consiste à identifier d’un clic de souris l’objet demandé, problème déjà complexe puisque à la reconnaissance visuelle s’ajoute le fait de respecter une consigne, constitutive de la prétendue énigme. En même temps le « jeu » sollicite l’association oral-écrit puisque au fur et à mesure de leur prononciation, les mots de la phrase-consigne sont surlignés. Mais aucune mention n’est faite de ce deuxième aspect, comme s’il suffisait qu’il soit présent pour que, par imprégnation quasi miraculeuse, il soit opératoire dans l’apprentissage de la lecture.
Tous ces exemples ne peuvent que renforcer le côté illusoire du prétendu concept de ludo-éducatif. Qu’un cédérom s’adressant aux tout-petits soit agréable d’utilisation et puisse constituer une distraction n’est certes pas en cause. Qu’il propose des activités ayant une portée « éducative » dans la mesure où elles ne peuvent pas s’effectuer machinalement sans un minimum de réflexion, on ne peut que l’approuver. Par contre, qualifier de jeu une activité dès le moment où elle s’effectue en utilisant une souris est une quasi-tromperie. Un atelier de créativité permettant de réaliser des dessins, graphismes ou peintures, n’a rien de commun avec une aventure scénarisée dans laquelle il faut réussir à trouver l’objet adéquat à une situation donnée, pour l’échanger par exemple contre celui que l’on convoite (dans La grande aventure de Pabo, aussi édité par Gallimard multimédia). Dans le multimédia destiné aux enfants, l’appellation de jeu est devenue la marque commune de contenus fondamentalement différents, dans leur concept comme dans leur visée. Du coup c’est la portée éducative de bien des programmes pourtant pertinents à ce niveau qui s’en trouve brouillée. Et si ce sont des compétences spécifiques d’apprentissages fondamentaux qui sont visées, pourquoi ne pas l’affirmer clairement, ce qui aurait le mérite, même pour un programme grand public destiné à un usage hors de l’école, de ne pas laisser croire aux enfants qu’il suffit de s’amuser pour apprendre.
Jean Pierre Carrier