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De l’imprimerie à l’Internet : les révolutions de l’écrit

L’impact des nouvelles technologies de l’information et de la communication sur les formes classiques de la communication des idées et du savoir est considérable : encore faut-il chercher à isoler les facteurs de transformation les plus importants et les plus durables, et tenter d’apprécier leur véritable portée.

Il est par exemple fréquent d’associer le développement du multimédia à un recul de l’écrit, au profit du son et surtout de l’image : et il est vrai que les possibilités de communication et d’archivage de sons et d’images sont ainsi multipliées, ainsi que celles de combinaison de ces trois vecteurs. Mais le développement du multimédia se fait dans un contexte de part en part imprégné d’écrit : c’est bien plutôt d’une prolifération de l’écrit qu’il faudrait parler.

Le retour du rouleau

En revanche, ce que l’ordinateur, d’une manière générale, et l’ensemble des technologies qui lui sont associées provoquent, c’est un usage de plus en plus fréquent de l’écran au lieu du support papier. En quoi le texte sur écran est-il différent du texte sur papier ? Les historiens du livre et de la lecture, et notamment Roger Chartier, ont souligné l’importance de l’apparition du livre folioté sur les habitudes de travail intellectuel : possibilité de découpe en chapitres, d’indexation, notes marginales ou en bas de page, etc. C’est ce type de transformations qu’introduit massivement l’écran (pensons par exemple aux formidables possibilités d’indexation qu’offre l’outil informatique), non sans paradoxe parfois, puisque le système du texte défilant nous ramène à certains égards vers un régime de l’écrit antérieur au livre, celui du rouleau. Quelle que soit l’ampleur des possibilités de manipulation des textes offertes par l’outil informatique, il y a fort à parier que la forme livre, sur support papier, perdurera longtemps, au moins tant que des individus auront besoin de feuilleter rapidement un texte fini.
Car, et c’est l’autre transformation principale apportée, l’outil informatique, joint à l’Internet, produit un écrit infini, proliférant, que l’expression même d’hypertexte traduit bien. Là, c’est l’idée même d’enfermer le texte dans des limites qui se trouve battue en brèche, au profit d’un gigantesque « work in progress » aux contours toujours instables. Bien sûr, il est et sera toujours loisible d’isoler dans ce continuum des fragments de texte valant pour eux-mêmes. Mais leur statut sera toujours provisoire.
C’est sans doute cette évolution qui pose le plus de problèmes. Sans sous-estimer les progrès considérables qu’elle représente, ne serait-ce qu’en termes de structure des textes, mais aussi de communication, elle nous ramène à une phase du développement de l’écrit moins ancienne que celle de l’invention du livre folioté, mais non moins capitale. Tout se passe comme si l’on se retrouvait au XVIIIe siècle, au moment où, devant la prolifération du livre, induite par la généralisation de l’imprimerie et la diffusion de la lecture, on a inventé le système de contrôle des textes qui s’appuie sur le droit d’auteur et sur l’édition. Petit à petit le régime de la publication a été soumis à un certain nombre de contraintes, les unes formelles, les autres matérielles, d’autres encore juridiques, dont le but est triple : assurer les conditions matérielles et économiques de production des écrits, offrir au lecteur certaines garanties de validité et de fiabilité des textes et un premier repérage, permettre d’imputer les écrits publics à un auteur.
Certes, ces règles peuvent apparaître comme contraignantes : la libéralisation des mœurs et la consolidation de la démocratie ont néanmoins fait que la censure a quasiment disparu, du moins dans les pays occidentaux, mais des filtres demeurent, qui permettent de remplir ces trois fonctions. Pour l’essentiel, ce sont l’université, le journalisme et l’édition, qui jouent ce rôle de filtres, chacun à sa manière. L’accès à la possibilité de publier se trouve ainsi contrôlé, ce contrôle valant garantie minimale pour le lecteur, et protection pour l’auteur.

Seul, face au doute

La question que pose le développement massif d’Internet, c’est celle du maintien de ces fonctions : comment puis-je être sûr de la vérité d’une information, de la pertinence d’un raisonnement, de l’authenticité d’une signature ? Quel système de garantie puis-je retrouver qui valide ce que je suis en train de lire, ou du moins, me permette de me retourner contre l’auteur ou le diffuseur en cas de conflit grave ?
Comme l’a montré un rapport récent (le rapport Cordier sur le livre numérique, téléchargeable sur le site Internet du ministère de la culture), ces questions posent de redoutables problèmes d’adaptations techniques et juridiques des outils classiques. Mais en même temps, elles nous obligent à revenir aux fondements de la définition du droit d’auteur, qui est à la fois droit moral de l’auteur sur son œuvre, garantie économique de la fonction de création, et moyen d’imputer un écrit public. Elles soulignent que la fonction de tri et de sélection, ou d’orientation assurée par le système de la presse et de l’édition, devient d’autant plus nécessaire que l’information est abondante.

Perdu en mer

Les outils qui étaient adaptés à l’édition de textes sous une forme papier (livre ou périodique) le seront-ils pour l’édition électronique ? Ou encore : comment mettre au point une véritable fonction éditoriale sur le net ? Cette question étant elle-même appelée à recevoir des réponses diversifiées, selon le type d’écrit que l’on envisage : elle se pose en effet dans des termes très différents pour l’écrit scientifique spécialisé - où le niveau d’auto-contrôle de la communauté est très élevé et où la fonction de communication proposée par les nouvelles technologies l’emporte sur toutes les autres -, pour la création de fiction littéraire, et notamment la poésie - où le problème de la réception par un public devrait être décisif -, ou encore pour les écrits de large diffusion à vocation informative ou distractive. Mais ce n’est que dans la mesure où l’on saura répondre à cette question de la fonction éditoriale qu’Internet pourra être autre chose qu’une immense mer où l’on est plus sûr de se perdre que de trouver l’information que l’on cherche, et que le livre électronique pourra venir en complémentarité du livre imprimé, comme l’appelle de ses vœux Robert Darnton (cf. Le nouvel âge du livre, Le Débat, 105, mai-août 1999).

Joël Roman

Article paru dans la revue Zapp !, n°24, décembre 1999-janvier 2000.

Mise en ligne le 6 juin 2006
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