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Les jeunes et la culture : les clichés ont la vie dure

En France, les pratiques culturelles des dix-huit-trente ans se sont démocratisées mais les inégalités persistent. Ainsi un jeune sur quatre n’a ni ordinateur ni téléphone portable, et 48 % des jeunes qui vont au théâtre sont issus d’une famille de cadres ou d’intellectuels. Si ces activités restent conditionnées par les modes successives, le milieu social et le pouvoir d’achat, elles sont en revanche beaucoup moins schématiques qu’on ne le croit.

Nombre d’académiciens, de professeurs et de parents se plaignent, car, disent-ils, le niveau intellectuel baisse ! Les chiffres le prouvent : les jeunes fréquentent moins les musées, passent leur vie à bavarder devant leur ordinateur, ne lisent que Stephen King en regardant, à la télévision, des séries américaines comme Friends ou des émissions de télé-réalité comme "Star Academy", le walkman vissé sur les oreilles et la console à portée de main. Ce qu’ils aiment : le "look", les marques, les films américains... Quelle drôle de vision de sa propre jeunesse !

Il serait pourtant facile, toujours en se servant des chiffres, de faire un portrait beaucoup plus positif de leurs pratiques culturelles. C’est en fait la musique qui arrive en première position dans leurs loisirs : 86 % des quatorze-dix-huit ans la classent en tête de leurs activités, devant le cinéma et les sorties en boîte de nuit (68 %), le sport (56 %) et la télévision (48 %). 90 % des jeunes âgés de quinze à vingt-quatre ans plébiscitent également la radio : ils l’écoutent tous les jours sans exception, et c’est d’ailleurs une station jeune (NRJ) qui occupe, depuis novembre 2002, la très convoitée première place au classement général des radios, tous publics confondus. Les variétés internationales marchent fort, mais ce sont les chansons francophones qui restent majoritaires (60 %).

Bien sûr, les jeunes regardent beaucoup la télévision, mais moins que leurs aînés. Et s’ils choisissent majoritairement les séries et les émissions de télé-réalité, c’est parce que ce sont des programmes "qui font parler", privilégiant ainsi le lien social. Ils lisent moins qu’avant ? Mais les "vieux" aussi ! Et les jeunes continuent de le faire plus que leurs aînés. A la question "Aimez-vous lire ?", les dix-huit-vingt-cinq ans répondent oui à 94 % et 81 % sont persuadés que l’ordinateur ne remplacera jamais le livre...

Contrairement aux idées reçues, la lecture continue d’occuper une place importante dans leurs loisirs, mais son usage a considérablement évolué : multiplication des supports (informatique et nouvelles technologies) et revendication de goûts que l’on n’assumait pas forcément avant. Comme les bandes dessinées (notamment les mangas japonais), Stephen King (car ça, ce n’est pas un cliché !) ou d’autres auteurs non reconnus par la culture légitime, tels que Betty Mahmoody (Jamais sans ma fille), Mary Higgins Clark ou encore Jostein Gaarder (Le Monde de Sophie). Comme l’analyse Béatrice Toulon, rédactrice en chef du magazine Phosphore : "Ils ne lisent plus la même chose que leurs parents, et la nouveauté, c’est qu’ils n’ont pas peur de l’avouer. Ils ont leur culture qu’ils affichent sans complexes !"

Les différentes “tribus”

Autre poncif : le jeune est sectaire. En France, publicitaires, journalistes et politiques se passionnent pour la notion de "territoire". Régulièrement, on répertorie les nouvelles modes, et on classe les jeunes par "tribus" en fonction de leur milieu social et de leurs pratiques culturelles. Les "lascars" (les jeunes des banlieues) collectionnent les baskets et préfèrent le rap à la littérature. A Paris, "jet-setteurs" et "bourgeois-bohèmes" (gauchistes et consommateurs compulsifs) adorent le lèche-vitrine et fréquentent les boîtes de nuit branchées. Le "raveur" multiplie les piercings, le "skateur" vénère les pantalons trop grands, le "campagnard" est forcément désœuvré et l’ "internaute" rivé à son écran, incapable de fréquenter les cafés, les musées...

Cette vision stéréotypée permet certes de mieux vendre les produits (on ne parle plus alors de "tribus" mais de "niches publicitaires"), mais surtout de mettre un nom sur les choses, de mieux comprendre, de se rassurer ! Car la France compte aujourd’hui 60 % de "trente ans et +" que la jeunesse effraye un peu. Or les pratiques culturelles des jeunes sont beaucoup plus mélangées qu’on ne le croit.

Le rap uniquement chez les "lascars" ? Non, le rap partout, même dans les plus grandes écoles, à l’exemple de Jérôme qui prépare son diplôme supérieur de commerce tout en cherchant à monter parallèlement son label de rap et sa propre maison de production. Ce jeune homme travaille avec des musiciens de rap puristes ? Oui, mais qui regardent aussi les émissions de télé-réalité "Pop Stars" et "Star Academy", et qui connaissent par conséquent l’intégralité du répertoire de la variété française remis au goût du jour par ce genre de programme, allant même jusqu’à intégrer dans leurs morceaux de rap des boucles sonores extraites des chansons de Jacques Brel.

Elise est professeure des Universités après avoir brillamment réussi les grandes écoles littéraires. C’est donc une intellectuelle, un peu "bourgeoise-bohème" ("bobo"). Oui, mais elle se drogue à la série télé américaine Urgences et adore Stephen King. "C’était d’ailleurs un motif de discorde avec mon père. Il me disait que ce n’était pas en regardant des séries TV qu’on réussissait les concours. Il ne comprenait pas. On a parié, et j’ai gagné une voiture !"

Cécile, quant à elle, fréquente les rassemblements religieux l’été (elle a rencontré le pape à Toronto) et les festivals consacrés à la culture du chanvre l’hiver ! Et son petit ami (qui n’a aucun piercing) écume les free parties (fêtes techno alternatives) avec ses colocataires... De nouvelles tendances continuent d’émerger régulièrement, et la culture jeune ressemble à un immense fourre-tout, modulable à souhait.

Sandira, au carrefour des cultures

En matière de métissage culturel, Sandira est un hybride étonnant. Issue d’une famille d’entrepreneurs, cette jeune fille de vingt ans n’a pas fait de longues études et travaille depuis cinq ans dans le milieu d’internet. Elle a déjà connu cinq start-up : c’est ce qu’on appelle une "bébé du web", emblématique de cette nouvelle génération née avec l’ordinateur en bandoulière. Pour elle, la vie se divise en deux catégories : le monde on-line (ce qu’il y a dans l’ordinateur) et le monde off-line (tout ce qu’il y a en dehors, ou encore la vraie vie). Pour l’instant, elle n’a appréhendé la culture que dans l’univers on-line, ou à travers un écran : écran plat, écran de télévision, cinéma... Sa tribu à elle, c’est celle des "internautes".

Rivée à son écran, incapable de fréquenter les musées ? Quand nous l’avons rencontrée, elle visitait pourtant le musée d’Orsay, à Paris, pour la première fois. "Ce tableau, je l’avais déjà vu dans le film Mister Bean. Mais je ne savais pas qu’il existait vraiment ! Par contre, L’Origine du monde [de Courbet], je l’ai déjà vu à la télé, ça va, j’ai quand même de la culture !" Car Sandira est consciente de ses manques : "Les gens qui sont capables de parler architecture, littérature, ça m’émerveille ! Des fois, dans les conversations, ils font des hyper-liens vers des références que je n’ai pas. Bien sûr, si j’avais fait des études, j’aurais eu accès à d’autres bases de connaissances..."

Pour nous autres, les "trente ans et +", Sandira est une extraterrestre : comment ose-t-elle rapprocher un terme aussi noble, "culture", d’expressions aussi vulgaires, "hyperliens" ou "base de connaissances" ? N’est-ce pas là la préfiguration d’un monde virtuel abêtissant ? Mais Sandira analyse les choses beaucoup plus simplement : "D’un point de vue culturel, je suis comme un ouvrier qui aurait commencé à travailler à seize ans, j’ai des lacunes. Mais j’ai la vie devant moi !" Et comme elle est également une jeune fille de sa génération, évoluant dans un univers sans frontières, elle court, lucide et décomplexée, de capitale en capitale... "Demain, je pars pour Londres, et la Tate Gallery est au programme !"

Roudy, salaire minimum le jour et DJ la nuit

Enfin, quand on étudie le rapport des jeunes à la culture, l’évolution la plus marquante est sans nul doute la professionnalisation de pratiques longtemps réservées au seul monde des loisirs (musique, cinéma, théâtre, etc.). Roudy, âgé de vingt-cinq ans, est orphelin. Chômeur, il habite une chambre de bonne à Strasbourg et touche le revenu minimum d’insertion octroyé par l’Etat (390 euros par mois). Il a beaucoup de mal à vivre dignement tous les mois. Jamais de cinéma ni d’exposition, pas de téléphone portable ni d’ordinateur, et des habits de fortune.

Il y a trente ans, avec le même profil, Roudy aurait sûrement choisi l’usine. En 2002, il est DJ (disque-jockey) ! "J’ai déjà travaillé dans une quinzaine d’usines mais je ne veux pas de cette vie-là. De toute façon, c’est la galère partout, alors tant qu’à être au chômage, autant essayer de faire ce que j’aime."

Même réflexion chez Romain, vingt-quatre ans, qui travaille pour se payer des cours du soir dans une école de théâtre, après avoir passé plus de cinq ans dans le milieu de la musique techno. Il fera tout pour échapper à une vie sans plaisir : "Actuellement je suis attaché commercial, mais ça n’a pas de sens. A quoi ça mène ? A consommer, pour oublier qu’on est frustré ? Moi, je veux vivre, véhiculer des idées... Et je n’ai rien à perdre." Effectivement, car, en France, le taux de pauvreté des moins de trente ans a doublé ces dix dernières années. La culture est devenue une valeur refuge, ultime, le lieu de tous les rêves et de tous les espoirs. En 1968, pour tenter de changer le monde, on adhérait aux partis politiques de gauche. Aujourd’hui, Romain et Roudy tentent de rêver leur vie, à défaut de changer le monde...

Ces personnes ont été suivies pendant toute l’année 2001 par Sophie Simonot et Rémi Lainé pour la conception d’une série documentaire intitulée Vingt ans, le bel âge, diffusée par France 2 en 2003.

Par Sophie Simonot, journaliste

Texte issu de magazine Label France N°51
Dossier : France : la nouvelle génération

Pour aller plus loin

• Adolescents, halte aux clichés !, d’Olivier Piot, éd. Milan, Paris, 2002.

• Les Jeunes, portrait social, éd. Insee, coll. "Contours et caractère", Paris, 2000.

• Et pourtant ils lisent !, de C. Baudelot, M. Cartier et C. Baue-Detrez, éd. du Seuil, Paris, 1999.

• Les Pratiques culturelles des Français, enquête 1997 du ministère de la Culture, éd. La Documentation française, Paris, 1998.

Mise en ligne le 21 mars 2008
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