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Le poids de la jupe, l’enfant et la société de l’image

Aujourd’hui, les médias nous alertent sur la féminisation
précoce de nos petites filles. Mais nous, qu’observons-nous
dans nos écoles et dans nos collèges, dans nos centres de
vacances et nos centres de loisirs ? Avons-nous des éléments
de comparaison avec les temps lointains ?
Je me rappelle que dans mon école primaire des années
soixante-dix, j’avais une ou deux copines qui portaient
des chaussures à talons et des manteaux identiques à ceux
de leur mère.
Hier, ma fille, dans son école, avait, elle aussi une ou deux
copines qui ressemblaient à des femmes miniatures.
Cette année, lors de l’accueil des 6ème au collège de mon
canton, j’y ai vu quelques « jeunes femmes » de 12 ans mais
surtout beaucoup de petites filles sortant à peine de leur enfance.
Est-ce un phénomène qui augmente où est-ce notre regard
d’adulte qui se pose aujourd’hui sur une problématique
longtemps ignorée ?

Le souci de l’apparence esthétique semble survenir de plus en plus tôt chez l’enfant, avec une attention à l’image corporelle passible d’entraver les mouvements et donc les possibilités de jouer, de se dépenser, de se salir. Une tendance sans doute imputable aux choix des parents et aux publicitaires qui jouent sur la confusion des
âges et induisent une érotisation précoce de l’enfant qui devient moins un enfant qu’une fille ou un garçon, et cela semble être fait pour être rappelé en permanence.

La mode enfantine, révélatrice des mutations d’une conception de l’enfance

Un bref coup d’œil sur quelques publicités de vêtements pour enfant montre qu’audelà des excès habituellement dénoncés de la société de consommation qui ne cesse
de créer des besoins, la mode joue sur la relation des parents à l’image de leur
progéniture. Elle donne le reflet d’une conception de l’enfance qu’il me semble
important de questionner. Il est frappant de constater que les stylistes de mode
enfantine tendent à proposer aux parents des vêtements similaires à ceux que ces
derniers peuvent porter. On voit des petites filles affublées de sacs à mains, de bottes
et de chapeaux tandis que les garçons arborent cravates et chemises, et rien alors ne
sépare plus l’enfant de l’adulte miniature. Les attitudes corporelles qui sont adoptées
sont non seulement artificielles mais semblent projeter sur l’enfant des comportements
en rupture avec la réalité de leur âge. Dans ces mises en scène, les filles minaudent et
les garçons roulent des mécaniques. L’enfant se fait séducteur, rebelle, arrogant,
empruntant des poses plus caractéristiques de l’adolescence que de l’enfance.
Hormis le fait que les vêtements des enfants renseignent sur les projections de leurs
parents, ils sont parfois tout simplement très peu pratiques et empêchent réellement
l’accès à certaines activités. On peut même se demander s’il ne faudrait pas bannir
jupes et robes des placards de petites filles. Cette proposition peut sembler choquante
dans ce qu’elle a de prohibitif, mais sans aller jusqu’à conseiller le port d’un uniforme,
on peut se poser la question de l’impact du port de la jupe pour une petite fille. C’est
un choix qui peut appartenir aux adolescents et aux adultes, mais il me semble qu’un
enfant n’a rien à y gagner, si ce n’est peut-être l’identification (très discutable par
ailleurs) aux héroïnes dans les moments de jeu avec déguisements. La jupe n’est plus
un vêtement comme les autres à partir du moment où elle peut être un frein pour
grimper aux arbres, sauter, courir, jouer avec d’autres enfants à cause de son
caractère peu pratique et surtout insécurisant. « Il ne faut pas qu’on voie ma culotte ».
On porte un vêtement qui menace de dévoiler ce qu’il devrait cacher, qui induit peut être
déjà des rapports de force entre filles et garçons. Les garçons ont vu sa culotte,
c’est comme s’ils avaient décroché un trophée. On peut émettre l’hypothèse qu’elle

déclenche l’une des premières fragilités féminines. Avec cette vigilance latente, n’est-on pas un peu moins libre de ses mouvements ? Est-ce que le souci de l’image de
la petite fille n’est pas déjà forgé par ce choix vestimentaire ?
Et du côté des garçons ? Il n’est pas certain que la situation soit plus facile, car ces
derniers ont encore moins le choix de leur image que les filles. Combien de parents
accepteraient aujourd’hui de laisser leur fils porter une jupe s’il en exprimait le désir ?
Il me paraît important de se questionner sur la façon dont un enfant peut trouver
sa place dans un groupe en se libérant du souci de son image. Cela passe notamment
par une prise de distance avec le désir de ses parents de le voir se conformer à ce qu’ils
ont projeté : une prolongation d’eux-mêmes et une identification à des schémas qui
ne font que renforcer les stéréotypes masculins et féminins.

L’image de soi dans le groupe

Jeune animatrice d’un groupe de 8-10 ans, je me souviens avoir été en difficulté par
rapport à un décalage entre ma conception de l’enfance et la façon dont deux
fillettes se comportaient vis-à-vis de leur image. J’avais à l’époque été incapable de
considérer comme légitime le fait qu’elles « perdent leur temps » à se passer de la
crème hydratante et à se maquiller avant d’aller prendre le petit-déjeuner. Il me
semblait alors que cela ne relevait pas d’un besoin mais d’une coquetterie que je
jugeais prématurée. Cette projection de ma part m’amène à me poser la question des
rythmes de l’enfance et de la façon dont nous pouvons nous positionner pour agir
selon nos valeurs sans pour autant nier l’évolution des mœurs, qu’elles nous plaisent
ou non. Ce qui me choquait alors, ce n’était pas le souci que ces fillettes apportaient
à leur image, mais le fait qu’elles soient déjà confrontées à des pratiques de soin que
j’estimais moins enrichissantes et certainement moins structurantes que d’autres
activités pour la construction de leur personnalité. Il me semble que sentir en soi le
regard potentiellement jugeant des autres ne peut que limiter nos possibilités et que
loin d’être un plaisir, un souci prématuré apporté au corps peut amener de l’insécurité
et éloigner des besoins d’expérimentation. En centre de vacances notamment, la
connaissance des besoins de sécurité affective des adolescents incite les animateurs à
respecter les temps de chacun concernant les rituels d’hygiène et de bien-être
corporel. À une période où l’adolescent doit se situer dans un va-et-vient entre rejet
et adhésion à la norme vestimentaire, l’attention apportée à l’image corporelle est
évidemment à prendre en compte. Mais quelle attitude adopter lorsque cette caractéristique
avérée de l’adolescence apparaît chez les 8-10 ans, à un âge où on peut être en droit de penser qu’il serait préférable que les enfants s’adonnent en priorité à
d’autres activités que celles liées à l’esthétique de leur propre corps ? En centre de
vacances à La Ciotat, il y avait ces deux jeunes filles de quatorze ans qui n’avaient
emporté que des tenues de ville, des vêtements coûteux et des chaussures peu
adaptées à l’activité physique. Outre le fait qu’elles ne voulaient pas jouer à des « jeux
de bébé » (la Balle assise), on voyait clairement qu’elles étaient prisonnières de leurs
choix esthétiques, ce qui me paraissait plus un héritage pesant qu’une source de joie.
Je n’ai pu m’empêcher de considérer comme une libération le fait qu’au bout d’une
semaine, elles aient fini par aller se changer et enlever leurs bijoux pour participer à
un grand jeu de plein air. Voir le désir de jouer prendre le pas sur le souci de leur
image m’a paru être la marque d’une certaine confiance qu’elles avaient fini par
accorder au groupe et à elles-mêmes. J’y ai vu un lâcher-prise qui m’a confortée dans
l’idée qu’un souci excessif de son image peut couper des autres et de ses désirs.

Brûler les étapes de l’enfance à l’adulte

Le fait que ces deux adolescentes aient été des filles m’a interrogée sur le rôle qu’elles
se sentaient probablement contraintes de jouer pour trouver une contenance. Je ne
prétends pas que les garçons ne soient pas concernés par les questions d’images, mais
il me semble un peu plus manifeste que les filles aient recours à l’apparat comme
source de compensation. Il me paraît important d’adopter une attitude éducative qui
permette aux enfants de s’émanciper le plus possible de cette contrainte, ne serait-ce
que pour essayer de désamorcer l’impression que peut avoir une petite fille de devoir
être belle pour exister dans un groupe. La diversité des activités mises en place dans
l’Éducation nouvelle, visant à mettre chaque enfant en situation de réussite constitue
déjà des solutions pour gagner en autonomie. Elles autorisent chacun à se confronter
à soi-même en dehors du regard des autres et des injonctions liées au genre.
Si la mode enfantine n’est pas responsable de ce qui se joue actuellement dans
l’éducation, elle accompagne une tendance à brûler les étapes de l’enfance dont les
parents se font parfois le relais lorsqu’ils s’amusent que Julie porte les mêmes
vêtements que Maman, comme le montre le succès des collections mère-fille et père-fils.
Les petites filles sont davantage concernées, même si elles ne sont pas les seules à
en pâtir. Les parents qui choisissent d’habiller leur progéniture à leur image et selon
leurs critères esthétiques semblent oublier de prendre en compte les besoins de
l’enfant, sous-estimant l’impact que peut avoir la tenue vestimentaire sur la
construction de l’enfant. On voit alors que non seulement l’enfant n’est pas reconnu
comme ayant des comportements différents, mais en plus qu’il est sans cesse renvoyé
à un modèle parental hétérosexuel dont les codes entérinent une différenciation
sexuelle qui renforce les rôles masculins et féminins.
Le souci prématuré de l’image corporelle chez l’enfant est un enjeu de société qui
intéresse les mouvements d’Éducation populaire à plus d’un titre. Il questionne le
rapport à la norme qu’il convient de prendre en compte pour le bien-être de l’enfant
mais aussi les valeurs que ces mouvements peuvent défendre, notamment en terme
de rapports sociaux de genre.

Marion Bohy Bunel
militante des Ceméa Paca
et des Labos de Babel (Gfen)

In Vers l’Education Nouvelle, revue des Ceméa, numéro 546 (Voir le sommaire et le dossier).

Mise en ligne le 2 mai 2013
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