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Médias : la faillite d’un contrepouvoir, une interview de Philippe Merlant

Au fil du temps, le fossé s’est creusé entre les journalistes et les citoyens. Dans leur ouvrage Médias : la faillite d’un contrepouvoir1, Philippe Merlant et Luc Chatel, journalistes de presse écrite, pointent les raisons de cet état de fait. Pour autant, il n’est pas question pour eux de camper sur une simple critique, alors ils analysent les conditions de fabrication de l’information, décryptent les relations des médias et des différents pouvoirs, et proposent des pistes pour réconcilier les journalistes avec leur public.

Philippe Merlant nous en donne un aperçu dans cette interview menée par Christine Menzaghi, de l’association Information et citoyenneté.

Le titre de votre ouvrage, Médias : la faillite d’un contre-pouvoir, pose sans concession les termes du débat que vous avez souhaité lancer…

Philippe Merlant : Notre éditeur nous avait d’abord proposé Médias : les limites du quatrième pouvoir. Pour Luc Chatel comme pour moi, cela ne reflétait pas assez ce constat : les médias représentaient jadis un contre-pouvoir aux yeux des citoyens, et ce n’est plus le cas aujourd’hui. C’est donc bien d’une faillite qu’il s’agit.
Dans l’avant-propos, nous évoquons un reportage réalisé en 2009 à l’usine Continental de Clairoix (Oise), en lutte contre sa fermeture et le licenciement de 1 120 salariés. Sur place, nous avons constaté que les grévistes entretenaient des relations bien plus tendues avec les journalistes qu’avec les gendarmes ! D’ailleurs, le dernier baromètre de confiance dans les médias TNS-Sofres, publié en janvier dans le quotidien La Croix, a livré un verdict inquiétant : six Français sur dix jugent les journalistes dépendants des pressions des politiques et de l’argent, et ils sont plus de la moitié à penser que « les choses ne se passent pas vraiment » comme les journaux, les radios ou les télés le racontent. Les jeunes de banlieue que je forme dans le cadre de l’opération Reporter citoyen en viennent parfois à penser que les événements qu’on leur relate « se sont plutôt produits à l’inverse de ce qu’ils lisent »… Bref, pour l’opinion, et surtout dans les milieux populaires, nous ne sommes plus perçus comme un contre-pouvoir mais nous faisons partie du pouvoir. Quelle dérive ! Lorsque j’ai débuté dans ce métier, au milieu des années 70, les gens nous vivaient comme un facteur d’espoir, à même de donner de l’écho à ce qui se passait dans leur quotidien. Aujourd’hui, ils nous vivent comme des ennemis, la défiance a remplacé la confiance.

Selon vous, quelles en sont les causes ?

Elles sont multiples. Il y a déjà l’origine sociale des journalistes, extrêmement homogène. Une bonne partie d’entre eux ignore tout des couches populaires. Comment, alors, rendre compte de ce qui se passe dans ce milieu ? Et puis, comme Luc Chatel et moi l’affirmons dans notre livre au risque de déplaire, le journalisme est aussi, sinon d’abord, une vision du monde, structurée et unifiée autour de quelques hypothèses rarement formulées. Un exemple : la mise en avant par les médias du mythe de l’individu tout puissant, placé au centre de l’univers et capable de le modeler à sa guise. Ainsi, le portrait est devenu le fer de lance des journaux, tout comme les palmarès : « Les 50 qui font la France », « Les 100 meilleures écoles », « Les 10 recettes pour ceci ou cela… ». Tout cela contribue à une vision purement concurrentielle du monde, évacuant le lien et la solidarité, donc aboutissant à une « dépolitisation » de l’individu. Les médias raisonnent de plus en plus en termes de performance, nous avons renoncé à interroger le pourquoi, le comment et le sens. À cela, il convient d’ajouter la précarisation du métier et la dégradation des conditions de travail. Le nombre de journalistes permanents diminue régulièrement dans les rédactions. Force est de constater que la crise économique de la presse entraîne un manque de moyens pour l’investigation, indispensable au métier de journaliste. Les reportages et enquêtes tendent à disparaître, au profit de l’information anecdotique et du « journalisme assis », moins cher.

Pour autant vous estimez que les choses peuvent évoluer ?

Bien sûr. Mais le changement ne peut venir que de ceux qui sont victimes de ce système et ont donc intérêt à le faire bouger. D’abord les journalistes eux-mêmes, certes le malaise, voire la souffrance, est profond au sein des rédactions, mais les professionnels de l’information, fiers de la « noblesse » de leur métier, ont parfois du mal à se reconnaître comme victimes. Ensuite, les citoyens qui ne sont pas satisfaits de la qualité de l’information, notamment les classes populaires qui subissent une « double peine médiatique » en ce qu’ils se sentent ignorés des médias. Mais il faudrait que le public abandonne cette posture qui consiste juste à protester… en cessant d’acheter ! Aujourd’hui, c’est donc ensemble, journalistes et citoyens, que nous devons ouvrir des brèches. Plusieurs initiatives vont dans ce sens, notamment les Assises internationales du journalisme, qui ont débouché sur la rédaction d’une « charte de qualité de l’information ». L’association Information et citoyenneté a également été créée 2… Il faudrait mettre en place en France un conseil de presse : cette instance nationale
de médiation, dans laquelle le public serait représenté, pourrait être saisie par tout citoyen ou groupe s’estimant
victime d’une désinformation. Cela permettrait de mieux identifier la nature de la défiance du public et d’y répondre avec pédagogie.
Les médias citoyens apparaissent aussi comme une bonne réponse à la crise de confiance de la presse. Des choses intéressantes se passent avec l’arrivée d’Internet, car les journalistes n’ont plus le monopole des sources d’information. Ce décloisonnement devrait nous imposer d’être plus exigeants, de conduire des enquêtes plus approfondies. Sur le plan du contenu, comme le montre depuis quinze ans l’expérience du site Internet Place Publique, des médias citoyens peuvent contribuer à cultiver l’esprit critique, inciter à l’action et à l’engagement, reconstruire du débat public démocratique. De nombreuses initiatives existent. Il faut les faire connaître et les multiplier. Ce n’est qu’à ce prix que le monde de l’information journalistique pourra se réconcilier avec son public. C’est tout l’objet du débat que nous avons souhaité lancer avec cet ouvrage.

Propos recueillis par Christine Menzaghi
Information et Citoyenneté

1. Médias : La faillite d’un contre-pouvoir, éditions Fayard, septembre 2009, 300 pages, 19 euros.

2. Information et citoyenneté, association créée à l’initiative des Francas, des Ceméa et de la Ligue de l’enseignement.

Mise en ligne le 1er mai 2010
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